Moyen Âge
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La Voix des clercs apprécie, dans la littérature française des XIIe et surtout XIIIe siècles, l'émergence d'une parole qui n'est ni celle des jongleurs, ni celle des prêtres, ni celle des romanciers, bien qu'elle entretienne d'évidents rapports avec chacune d'entre elles, mais qui émane de celui qui, au Moyen Age, est par excellence le détenteur du savoir et de l'écriture: le clerc. Alain Corbellari étudie la figure du clerc non pas tant pour son inscription dans une société dont il est l'un des rouages nécessaires qu'en raison de l'ambiguïté de son statut – à la frontière du monde laïc et de la vie religieuse –, l'entraînant à se désolidariser de ses commanditaires et à revendiquer pour son travail un espace nouveau destiné à devenir celui, proprement, de la littérature. En considérant les thèmes propices à l'expression d'une poétique de la rupture et en suivant trois acteurs déterminants de ce mouvement, Henri de Valenciennes (auteur probable du Lai d'Aristote), Henri d'Andeli et Rutebeuf, qui sont aussi les champions du dit, cette poésie récitée, se prêtant à toutes les formes du discours personnel et exaltant le je d'un clerc-écrivain, La Voix des clercs fait la chronique d'une mutation majeure de la société et dégage les enjeux que recèlent les codes littéraires d'une nouvelle parole poétique. Un choix de dits, textes souvent négligés de la littérature française médiévale, introuvables voire inédits, complète l'étude.
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Les textes ici présentés, édités et commentés avaient pour but, à la fin du XIIe siècle, de donner à un public intéressé par la croisade et le pèlerinage une vision d’ensemble des rivages européens et des espaces asiatiques. Ils sont attribués par conjecture au chroniqueur anglais Roger de Howden qui accompagna Richard Cœur de Lion durant la IIIe croisade. Chacun d’eux, dans son genre, offre des éléments nouveaux. L’Expositio mappe mundi décrit dans le détail une grande carte semblable à la célèbre carte de Hereford (fin du XIIIe siècle). Le Liber nautarum associe notions livresques sur les navires et réflexion sur les pratiques nautiques contemporaines. Le De viis maris, dont le point de départ est York, prouve qu’il existait, dès le XIIe siècle, des routiers atlantiques très précis et confirme l’existence de portulans méditerranéens. Une partie en est attribuée à Margarit, amiral de la flotte sicilienne.
Loin des généralités historiographiques sur l’«imaginaire» de l’«homme médiéval» et sur sa vision «théologique» de l’espace, l’ensemble montre que les catégories selon lesquelles on juge encore trop souvent les productions géographiques de ce temps sont à réviser: l’intérêt pour les réalités administratives, pour le commerce, pour les techniques nautiques, peut aller de pair avec le «respect de l’autorité», de façon à produire des œuvres originales, témoignant d’une appréhension rationnelle et opératoire de l’espace.
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En 1338, Humbert II Dauphin proposait au pape Benoît XII la suzeraineté d'une partie de ses domaines. Le procureur delphinal, d'une part, et trois commissaires délégués par le souverain pontife, de l'autre, furent chargés d'estimer la valeur des droits, des terres, des châteaux et des hommes proposés à l'inféodation.
Pourtant bien connue des médiévistes régionaux, l'enquête pontificale n'a jamais pu bénéficier d'une édition ad-hoc, tandis que son équivalent delphinal restait oublié dans les archives du Vatican. Le présent ouvrage livre donc pour la première fois à la curiosité des lecteurs ces deux documents exceptionnels intégralement transcrits et traduits. Il constitue également le dialogue de deux médiévistes aux champs de compétences différents, bien que réunis par leur intérêt commun pour l'histoire de l'ancien diocèse de Genève et des domaines de la Maison de Savoie. Les auteurs ont ainsi choisi de publier les passages des deux enquêtes relatifs à la seigneurie de Faucigny et à ses satellites. Cette cohérence géographique offre une «photographie» des territoires situés entre Genève et le Mont-Blanc dans la première moitié du XIVe siècle et un panorama de leur histoire agricole et castrale.
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Nul ne doute aujourd’hui que les conditions de transmission des textes scientifiques fassent partie de l’histoire intellectuelle. Les marges des manuscrits (ou des éditions anciennes) n’en demeurent pas moins insuffisamment explorées pour diverses raisons: aux difficultés de lecture, de datation et d’interprétation s’ajoute le caractère disparate des informations qu’elles recèlent. Tout en perpétuant des traditions de transcription et de lecture, selon des codes parfois transposés d’une aire linguistique à une autre, les marginalia constituent aussi des espaces de liberté, où s’expriment des réactions d’humeur et s’élaborent des rapprochements textuels ou des créations originales. Sans compter que des marges servirent à préserver des informations dont le seul lien avec le texte principal était de l’ordre d’un aide-mémoire. Onze études confiées à des spécialistes des domaines grec, syriaque, arabe, hébreu et latin donnent à voir ce faisceau d’intérêts, sur des exemples d’annotations (ou de diagrammes) à contenu philosophique, mathématique, astronomique, technique ou médical. Après ces études de cas, qui s’étendent du vie au xviie siècle, une typologie des marginalia est esquissée en un essai qui dépasse le cadre des seuls manuscrits scientifiques.
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Le tome IV du Devisement du Monde retrace l'essentiel des déplacements de Marco Polo à travers l'empire de Khoubilai Khan. Le voyageur décrit des villes célèbres, situées à l'est, à proximité du Grand Canal, comme Dezhou, Jining ou Xuzhou. Mais surtout il nous fait descendre de Pékin jusqu'à l'extrême sud-ouest de la Chine. A le suivre on chemine vers Xian, l'ancienne cité du Premier Empereur, on atteint Chengdu, métropole du Sichuan, avant de gagner Kunming, capitale du Yunnan, aux confins glacés du Tibet et des forêts tropicales de Birmanie. On parcourt des vallées fertiles et des montagnes sauvages. On croise des ethnies singulières. Le texte apporte des informations précieuses sur les curiosités des régions traversées (ponts extraordinaires qui enjambent les fleuves, culture du vers à soie, usage de monnaies de coquillages, luttes contre des sauriens gigantesques) et sur les coutumes étranges des peuplades rencontrées (femmes qui s'offrent aux étrangers, scènes de chamanisme). Ce volume nous fait découvrir la diversité géographique et culturelle de la Chine des profondeurs.
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Pendant tout le Moyen Age, la musique n’a cessé de nourrir la spéculation dans les domaines mathématique et philosophique ainsi que d’inspirer l’art et la spiritualité, où elle est conçue comme le fondement de l’harmonie divine et humaine. Réalisant la synthèse de ces traditions, Jean Gerson élabore une théorie de l’ascension mystique à partir de ce modèle musical: au moyen d’une série de correspondances entre musique sensible et vie spirituelle, il décrit une gamme mystique dont les «voix affectives» sont disposées selon des principes empruntés au calcul des intervalles musicaux. Ce «chant du cœur», le Canticordum, que la Vierge Marie a fait entendre de manière incomparable dans son Magnificat trace pour le chrétien le chemin d’un pèlerinage vers Dieu.
Sans jamais réduire la musique audible au rang de simple outil pédagogique, Gerson maintient le «chant de la bouche» dans sa dignité liturgique et anagogique: la voix de la louange demeure un moyen adéquat pour approcher Dieu et le chant du cœur ne vise en fin de compte qu’à prolonger cet élan amoureux de l’âme. Transcendant toutes les formes concevables d’harmonie, la gamme mystique culmine ainsi dans une sorte d’unisson polyphonique avec la Trinité, au sein d’un chatoyant concert aux dimensions de l’univers.
Produisant l’édition critique, accompagnée de leur traduction, des textes consacrés au Canticordum, Isabelle Fabre examine les multiples aspects d’une théorie originale et reconsid¨re l’évolution de la pensée gersonienne, jalon, s’il en est un, de l’histoire de la théologie mystique à la fin du Moyen Age.
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Le Fragment de la Genèse en vers, dont Julia Szirmai donne ici l'édition, a été signalé pour la première fois par Paul Meyer en 1888 ; le savant en publia des extraits en 1907, mais le texte n'avait jamais fait l'objet d'une étude exhaustive. Le Fragment, écrit en dialecte anglo-normand à la fin du XIIIe siècle ou au début du suivant, raconte l'histoire des patriarches Abraham, Isaac et Jacob et se termine avec celle de Joseph en Égypte. Bien que ne comptant que quelque deux mille vers, il mérite pleinement une place parmi les traductions-adaptations bibliques du XIIe au XIVe siècles, tant pour ses emprunts à des sources latines - comme l'Historia Scholastica de Petrus Comestor et l'Aurora de Petrus Riga -, que pour sa parenté avec d'autres textes bibliques en ancien français, notamment avec Li Romanz de Dieu et de sa Mere d'Herman de Valenciennes, auquel l'auteur anonyme de notre Fragment emprunte une partie importante de son récit de la Genèse.
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La Sotise a huit personnaiges, composée à Toulouse vers 1507, est une pièce essentielle pour saisir le jeu complexe du pouvoir et la culture à l’époque préparatoire de l’absolutisme. Véritable somme de la production dramatique du début du XVIe siècle, la Sotise se munit des armes de la folie et de la satire pour défendre les privilèges de l’Eglise gallicane aux dépens des représentants du pouvoir, y compris Louis XII et son ministre, le cardinal d’Amboise. Nonobstant sa virulence, elle parvient à se faire imprimer à Paris, assortie d’autres textes de propagande, à la faveur du conflit qui oppose le roi et Jules II.
Amendant l’édition qu’en procura l’éminent philologue Emile Picot, Olga A. Duhl en donne une nouvelle, fondée sur le seul imprimé connu (BnF Rés. Yf 2934), qu’elle complète d’un apparat critique substantiel, d’une introduction historique, littéraire et linguistique, d’un glossaire analytique, d’un index des noms propres et d’une bibliographie complète. Elle formule une hypothèse inédite concernant la question, toujours d’actualité, du " genre " et de la paternité littéraire de la Sotise : voilà une adaptation où s’entremêlent sottie, moralité, farce et mystère, ainsi qu’une riche palette de formes poétiques, qui a dû bénéficier de la contribution d’un poète-basochien toulousain, tel que Blaise d’Auriol, et non pas une sottie parisienne composée par le rhétoriqueur André de La Vigne, comme le postulait Picot. Représentant de l’idéologie conservatrice de l’Université, Blaise d’Auriol fut aussi lauréat des Jeux floraux, dont la Sotise constitue précisément une variante parodique. Mais c’est surtout par la mise en scène d’un Nouveau Monde que s’impose la Sotise, assumant le statut d’une utopie politique qui présage celles de la Renaissance.